1984, de Georges Orwell |
Après avoir rédigé cet avis, je me suis rendu compte qu'il se rapprochait beaucoup de celui de divers auteurs actuels, français et anglais. Ne vous étonnez donc pas des similitudes que vous pourriez rencontrer : il ne s'agit pas de plagiat, mais de convergences de vues. |
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En tout cas, je vous engage vivement à lire, outre " 1984 " de George Orwell, quelqu'un qui dit les choses encore plus crûment que moi, François Brune : " Sous le soleil de Big Brother, précis sur le 1984 d'Orwell à l'usage des années 2000 " (L'Harmattan, 2000, 168 pages, 85 F) . Divers articles ont également été écrits sur le sujet, en particulier dans " Le Monde Interactif " |
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°°°°°°°°°°°°°°°°°° UN AUTEUR AVANT-GARDISTE °°°°°°°°°°°°°°°°°°° |
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Eric Blair, né au Bengale en 1903, fut un auteur anti-mondialiste avant l'heure, connu sous le nom de plume de George Orwell. Après des études anglaises à Eton, son service dans la police de l'Empire des Indes, en Birmanie, lui a inspiré " Jours brumeux " (1934). |
Bohême à Paris, le temps d'écrire " La Vache enragée ", instit puis libraire à Londres où il raille l'insignifiance de l'individu face au système dans " Et vive l'Aspidistra " (Aspidistra = plante d'appartement, pas bien belle mais increvable), il est entraîné dans la guerre d'Espagne du côté des républicains. Blessé, il rendit " Hommage à la Catalogne ". Rebelle il fut, en toute occasion. |
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Mobilisé puis réformé en 39, travailleur de nuit, speaker à la BBC, il s'affirma ensuite comme directeur de l'hebdomadaire The Tribune, comme envoyé spécial de l'Observer en France et en Allemagne à la fin de la guerre. Marqué par les dictatures nazies et staliniennes, il composa un conte parodique, " La Ferme des animaux ", où des porcs imposent leur loi. Il meurt de tuberculose en Janvier 1950, peu après avoir publié " 1984 ", commencé en 1948. Dans ce pamphlet transparaissent à la fois la reprise de l'idée d'Aldous Huxley d'un " meilleur des mondes " et le réalisme, le pessimisme causés par les horreurs qu'il a côtoyées. L'horreur est à la porte, il la conçoit si bien qu'il l'énonce clairement, dans une vision qui reste d'actualité aujourd'hui. |
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Certains totalitarismes ont disparu, même s'il en demeure des comparables à celui de " 1984 ", en particulier en Chine ou en Algérie, et les menaces de fascismes demeurent à nos portes, il faudrait être atteint de berlue - sconisme pour ne pas le voir. Mais la menace s'est déplacée, les mécanismes de contrôle social sont présents aussi dans nos sociétés de consommation, encore démocratiques. C'est à cet aspect que je m'intéresserai ici. |
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°°°°°°°°°°°°°°°°° LA REALITE DEPASSE LA FICTION °°°°°°°°°°°°°°°°° |
Le monde actuel m'apparaît comme un mélange du " Meilleur des Mondes " d'Huxley, avec ses professeurs déments jouant avec la vie -mais c'est un autre sujet- et de " 1984 ". Voyons un peu cet aspect des choses: |
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NOUS NOUS EN GARDONS BIEN |
Nous n'en sommes pas encore à réécrire l'histoire, malgré les tentations révisionnistes et les discours des grands de ce monde sur leur propre passé abracadabrantesque. Existe encore le devoir de mémoire, à exercer inlassablement... |
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En Europe tout du moins, nous ne sommes pas "vaporisés" en cas de pensée non conforme. Les enfants ne dénoncent pas encore leurs parents, le sexe n'est pas " un devoir envers le Parti". Nous pouvons encore, parfois, faire confiance à notre voisin. En êtes-vous sûr ? Réponse dans les lignes qui suivent.... |
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CE QU'ORWELL A IMAGINE, INTERNET L'A RENDU POSSIBLE |
Orwell et les dictateurs du XXème siècle n'avaient pas pressenti les moyens immenses des nouvelles technologies en matière d'observation et d'enregistrement de tant de données sur les individus. Dans le monde dominé par trois blocs : l'océania (US), l'eurasia (Communauté européenne) et l'estasia (Chine, Inde, etc.), nous vivons surveillés non par un télécran -devenu une marque de jouets d'enfants !- mais par des satellites, des webcams et des milliers de caméras : Big Brother vous écoute, vous voit, commande votre vie et nul ne sait s'il existe, ni qui il est. |
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Sur le réseau, le citoyen est réduit à la dimension de consommateur. La toile internautique, vertigineuse de complexité, ne semble nous attirer, pauvres fines mouches que nous sommes, que pour mieux nous engluer. Nous sommes ensuite sucés par de grosses araignées, fichés par les multinationales, nos habitudes sont décortiquées puis manipulées. Les agences publicitaires finissent par nous connaître mieux que nous-mêmes. |
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Nous pratiquons la double pensée, en gobant comme vrai n'importe quel slogan publicitaire. |
Nous mangeons des produits infâmes et prédigérés par MacDo, et vivons de romances, comme celle de Winston Smith et Julia. |
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Nous parlerons bientôt tous la novlangue, adaptée à la consommation, somme de faux anglicismes. Il n'y a qu'à lire les adolescents sur les jeux vidéos, pleins de " gameurs " et de " downloadeurs "... Un internaute, à qui je demandais de parler français, m'a répondu il y a peu : " mais entre joueurs, nous nous comprenons, l'essentiel c'est que notre langage soit efficace " ! |
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TOTALITARISME POSSIBLE OU REEL ? |
Même si cette surveillance n'est pas, pour l'instant, systématisée ni centrée par une dictature, nous sommes tous volontaires de la servitude. Considéré d'abord comme critique du stalinisme, 1984 nous éclaire aussi sur les modes de censure et d'oppression que nous nous infligeons mutuellement. Le goût pour les nouvelles technologies est spontané chez beaucoup de jeunes et de moins jeunes (suivez mon regard) : elles sont si désirables ! En les maîtrisant, nous pensons y trouver des espaces nouveaux de liberté. A l'insu de notre plein gré, nous acceptons de nous soumettre à leurs exigences.
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Ce n'est pas vrai ? Lisez donc cette petite histoire (parenthèse un peu longue, mais chute délicieuse, vous allez voir!) |
[PACIFIQUE... |
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Parti faire une croisière en solitaire autour du monde, un jeune cadre dynamique fait naufrage et échoue finalement sur une petite île perdue au milieu du Pacifique. |
Il survit pendant quatre mois dans des conditions particulièrement précaires, se nourrissant exclusivement de bananes. |
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Un jour toutefois, il aperçoit depuis la plage une embarcation à l'intérieur de laquelle se trouve la plus jolie fille qu'il ait jamais vue. Il lui fait des signes et elle débarque sur la plage. |
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Notre homme lui demande aussitôt: "Mais d'où venez-vous ?" |
Et la superbe créature lui explique: "J'habite de l'autre côté de cette île, j'ai fait naufrage moi aussi il y a maintenant trois ans..." |
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L'homme: "Heureusement que vous aviez cette barque pour vous en tirer !" La fille: "Non, ce canoë, je l'ai fabriqué moi-même avec les matériaux, que j'ai trouvé sur l'île." |
Le jeune cadre demande: "Mais... avec quels outils?" |
La jeune femme explique: "J'ai découvert sur l'île un type de pierre poreuse facile à sculpter. J'ai aussi trouvé un type d'arbre dont le bois est suffisamment souple pour être malléable... En associant ces deux matériaux, j'ai pu concevoir un outillage assez performant. Vous voulez voir?" |
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Les deux naufragés font alors le tour de l'île pour débarquer devant un superbe bungalow peint en rouge et bleu. L'homme en perd presque l'équilibre. Il demande: "Vous avez construit ça vous-même ?" Et l'hôtesse des lieux explique: "Oui, ce n'est pas grand chose mais c'est mon petit "chez moi"..." |
En entrant dans le bungalow, l'homme est sidéré par le décor harmonieux et tous les équipements façonnés à la main. La jeune femme lui propose alors de boire quelque chose mais voyant le verre qu'elle lui tend, l'homme refuse poliment: "Non, vous savez le lait de noix de coco, je ne peux plus le sentir." Et la jeune femme: "Mais goûtez donc, c'est du gin. J'en ai quelques bouteilles en réserve..." Encore une fois, l'homme n'en revient pas... |
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La jeune femme dit alors: "Vous voulez prendre une douche et vous rasez ? Il y a un cabinet de toilettes et un rasoir à l'étage. Pendant ce temps, je vais enfiler une tenue plus légère pour être à l'aise." Complètement fasciné, le jeune homme ne pose plus de questions et part se doucher. |
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Un peu plus tard, la jeune femme réapparaît dans un déshabillé élégant et très suggestif... Elle s'assoit sur un divan moelleux qu'elle a confectionné elle-même et invite son nouvel ami à venir s'asseoir près d'elle. En le regardant d'un air doux, elle lui dit alors: "Dites moi, vous êtes seul depuis si longtemps sur cette île perdue. Je suis sûre que quelque chose pourrait vous faire un immense plaisir.
Quelque chose que vous n'avez pas pu faire depuis de si longs mois et qui vous démange..." |
L'homme n'en croit pas ses oreilles et répond: "Vous voulez dire... Ne me dites pas... Je peux recevoir mes courriels aussi ?" FIN DE LA PARENTHESE] |
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Vous êtes donc convaincus que parfois, vous ne vivez plus par vous-mêmes, mais par le truchement de la connexion ? Vous ne vous sentez pas, parfois, pris au piège , que vous, tout seul ne pourrez échapper à la normalisation du système ? |
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MASOCHISME SOCIAL |
Peut-être d'ailleurs, n'en êtes vous plus là. Au diable les résistances au changement, prenons-y goût ! Faisons subir pour ne plus seulement subir ! Devenons voyeurs et exhibitionnistes pour ne plus subir les caméras ! Vous ne voyez donc pas où je veux en venir ? |
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Au Loft bien sûr, ou aux émissions similaires, la hollandaise " Big Brother ", l'italienne " Il Grande Fratello " entre autres: la servitude enthousiaste et volontaire, érigée comme modèle. Loana la déboussolée enjôleuse comme catharsis à notre perte de repères et d'autonomie... Sans compter les autres Star academy... |
Le fait d'éliminer par des votes les participants, qu'est-ce, sinon de la délation institutionnalisée comme celle de " 1984 ". Le fait de laisser brancher une webcam, d'aimer être surveillé, sans gêne et sans pudeur, qu'est-ce, sinon aimer Big Brother, comme Winston Smith après sa rééducation ? |
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RESISTEZ, RESISTEZ, LE SYSTEME Y GAGNERA TOUJOURS QUELQUE CHOSE |
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" 1984 " ne s'arrête cependant pas là ; il nous incite à dépister toutes les formes de complicité intérieure, à les rejeter ou à les dépasser, à les gagner de vitesse. |
A ces moyens extraordinaires de servilité répond notre duplicité, grâce à nos possibilités de dissimulation. Et je pense que l'on trouvera toujours des moyens d'échapper, de riposter plus ou moins à ce système d'inquisition. 1984 est prophétique aussi car il raconte la résistance au système au travers du personnage de Winston Smith. |
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Winston échoue dans cette voie car tout ce qu'il fait contre le système en restant dans son cadre est retourné contre lui, mécaniquement, parce qu'il, et George Orwell avec lui, n'ont pas pensé à jouer sur l'interactivité et sur la créativité. |
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Avec Internet, est-il possible d'exercer sa liberté, jusqu'à la rendre plus forte que l'oppression ambiante ? C'est une question de rapport de force entre pouvoir et contre-pouvoir. La toile favorise l'émergence de groupes de pression alternatifs. Exprimons-nous donc, faisons jouer la solidarité. N'ayons pas peur, nous n'avons rien à perdre, sauf nos illusions matérialistes. |
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L'espoir réside dans le coeur de chaque homme, en soi-même. Il faut considérer que le " dernier homme en Europe ", titre qu'Orwell voulait initialement donner à 1984, c'est toujours soi-même. Les héros du Loft ne peuvent rien pour nous, à nous de nous prendre en mains, d'aider ceux que nous rencontrons à réagir de même. |
Et voyons loin, plus loin que notre nombriloft. Une amie me disait : pourquoi parrainer des enfants népalais, il y a des gens à aider à notre porte aussi. Oui, si elle le fait vraiment. Mais la moindre atteinte au plus petit des enfants du bout du monde rejaillit sur mon intimité, blesse mon humanité. Se défendre est primordial, c'est défendre le plus petit des enfants. Le véritable anti - 1984, c'est vous et moi, dans la mesure où notre peur se dissipe et où notre conscience progresse. Quand Big Brother menace, être rebelle, objecteur de conscience reste le seul moyen de demeurer humain. |
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***Un dernier mot... pour signaler l'attribution des "Big Brother d'or", prix hautement symbolique, l'année dernière à Bill Gates, cette année au Royaume Uni pour le record mondial de vidéosurveillance. Avec la remise d'un trophée représentant une botte écrasant la tête d'un contestataire... |