Extraits de " La folie Forcalquier ", de Pierre Magnan
Il exsudait les senteurs suaves du temps où ses planches n’étaient encore que des arbres dans les bois de Mélan, et moi qui suis perméable à tant de choses de la nature, ce dont par prudence je me tais, je pouvais percevoir parmi cette aimable odeur de planches neuves les senteurs que transportait le vent dans les ramures, du temps où mon carrosse était encore un hêtre. |
On a beau dire, en dépit des démentis cinglants, l’homme croira toujours que les grives finiront par lui tomber dans la gueule toutes rôties. |
Vous avez l’honneur d’être prié, le 15 février à vingt heures précises, au château de Gaussan, à l’occasion de ma traditionnelle soirée ortolane. |
Quand on habite le plus beau pays du monde, on n’en est pas peu fier et l’on s’en tait, de crainte de le désigner à l’attention générale qu’il n’est jamais bon d’éveiller. Nous nous taisions si fort sur notre bonheur d’y vivre que nous en paraissions chagrins. Nous affichions les mines chafouines de qui fait la grimace sur ses récoltes trop abondantes afin que l’Etat ni les pauvres n’en soient trop alléchés. |
Je ne sais pas, Madame, si vous verrez jamais Gaussan, Paris est si loin, mais je le déplore car c’est toujours un grand spectacle que de s’enfoncer sous les sycomores et de les contempler défiler durant les six cents mètres de l’allée principale. Le vent mène là-dessous grand tapage même s’il fait calme alentour et vous annonce toujours plus de malédictions qu’il ne vous promet de félicités. En un luxe suprême inventé voici cent cinquante ans par un grand jardinier, le dernier tiers, en courbe, de l’allée, vous jette littéralement le château au visage comme un cadeau du XVIIIème siècle. Ce ne sont que fenêtres rutilantes par les flammes de leurs carreaux à défaut et colonnades corinthiennes à demi engagées pour soutenir le fronton. Chaque façade compte quatorze hautes croisées à chacun de ses étages. Et pour vous souligner cette magnificence comme en une aquarelle, sa meilleure façon de se montrer, Gaussan, les soirs de gala, se voile la façade sous une fragile filigrane d’eau qui s’élève tremblant au-dessus des bassins comme une jolie femme dissimule le tiers de son visage sous un éventail. |
Je vous serais fort reconnaissant en retour - il me serait fort agréable - que vous tinssiez vos engagements. (billet trouvé) |
Nous devions ensemble avoir découvert que pour se conserver lucide, en état d’alerte permanente et en parfaite harmonie avec son corps dont on ne devait jamais sentir la présence, il suffisait de se maintenir en état de soif et de faim raisonnable, de ne jamais être repu. Nous partagions en conséquence la même haute maigreur un peu voûtée qui annonçait qu’en notre vieillesse si nous y atteignions, nous serions affligés de la même tête penchée sur des vertèbres cervicales en bec de corbin. |
C’était comme chez tous ici, moi compris, l’air de colline de chez nous, du buis, du chêne vert, de la truffe sous-jacente, tous végétaux qui n’offrent pas de fleurs apparentes. Aigremoine avait derrière elle, par ses ancêtres, mille ans de cet arôme des grands chemins. |
Lulu avait été le rossignol importun que tout le monde aimait, en dépit de ses sarcasmes et de la vérité de chacun qu’il ne laissait ignorer de personne. Il avait éclairé notre vie de sa vision du monde qui rendait la notre si commune. Aussitôt Forcalquier s’éteignit pour nous tous. Nous étions mornes. On avait retiré le ressort de notre âme. Il nous arrivait de nous dire que nous avions vécu comme des artistes devant le parterre de sa seule présence et que maintenant nous pouvions baisser le rideau sur nos turpitudes que nul désormais ne commenterait plus plaisamment. |
Je le regardais de travers, me demandant si ce n’était pas ma propre histoire qu’il allait me conter, si ce n’était pas ma propre image de Narcisse roué que j’allais voir surgir dans les lointains de ces bois déjà embrumés par le crépuscule et qui offraient des profondeurs de miroir. |
Les parfums divers des plantes qui y sèchent vous pénètrent par les narines et font de vous une simple parcelle de la nature, naïve comme un enfant. Les grands toits volent très haut dans le ciel, clapotent comme des voiles de navire sous le mistral jamais absent et brassent un arôme profond où les dieux sans peine reconnaîtraient leur nourriture. C’est du moins ce que mon âme d’amant éternel en avait retenu. Ma bonne fortune aimait à faire l’amour en tel lieu en gâtant, tant pis pour le profit, une ou deux balles de tilleul, ventrues comme des outres, sur les commodités desquelles elles s’écarquillait à l’aise, les reins bien calés. |
[Frère Calixte] avait une longue habitude de sélectionner, de dissocier les bouquets divers que lui proposaient les mélanges qu’il fabriquait. Je vis se dessiner sur les ailes de son nez l’image même du génie olfactif. Je distinguais littéralement s’établir le mariage d’amour entre l’air ambiant et les filtres de son odorat en alerte. |
Ramenez-moi donc ici un seau d’avoine et une bouteille de bordeaux. De bordeaux vous m’entendez ? Pas de n’importe quel vin. Vous me touillerez ça avec un bâton ensemble et vous le mettrez sous le nez de la jument. |
Aujourd’hui encore je m’interroge sur le mobile qui me fit agir, sur l’abnégation inattendue dont je fis preuve. |
On accrocherait [les pistolets] solidement par du fil de fer au manteau au-dessus de l’âtre et on les désignerait les soirs d’hiver en racontant l’épopée des compagnons d’Orion et surtout celle de Zinzolin : le père des pauvres, la consolation des nécessiteux. |
Je demeurai toute la nuit dans le salon à tisonner le feu en me demandant pourquoi je voulais absolument maintenir Aigremoine au-dessus de la mort. Je me répondis à l’aube que, tel Zinzolin, ce m’était une jouissance suprême que de faire reculer le destin par un peu de compassion. |